Tuesday, 7 October 2008

La Royal Shakespeare Company

TÉMOIGNAGE

Depuis 1875, de nombreux comédiens illustres se sont produits à Stratford-upon-Avon, au cours du Festival annuel, Mais ce n’est qu’en 1960 que Peter Hall, prenant la direction du théâtre, qui s’appelait alors Shakespeare Memorial Theatre, décida, en collaboration avec Peter Brook et Michel Saint-Denis, la création de la Royal Shakespeare Company : une troupe qui se renouvelle partiellement chaque année autour d’un petit groupe d’Artistes Associés – comédiens, metteurs en scène, décorateurs — sous contrat à long terme. L’actuel directeur artistique, Trevor Nunn, a succédé à Peter Hall en 1968 et poursuit essentiellement la politique de son prédécesseur. Nous publions ici le témoignage d’une Française, J. C. (1), passionnée par la R.S.C.

Le Stratford-upon-Avon des dépliants touristiques, celui des Americains épuisés – caméra sur le ventre – qui se pressent à la queue leu leu dans la maison natale de Shakespeare, celui des écoliers que l’on traîne de force d’expositions en musées, celui des vendeurs de cendriers à l’effigie du « Grand Will », ce Stratford-là n’est qu’une illusion, le reflet déformé de «l’autre Stratford », du « village dans le village » qu’est le Royal Shakespeare Theatre. Cette grande bâtisse de brique rouge qui, jusqu’à la construction du Hilton local, était considérée comme le bâtiment le plus laid à dix lieues à la ronde, n’est pas un mausolée, un sanctuaire voué au culte de « saint Shakespeare » — bien que certains, mal informés continuent de l’appeler Shakespeare Memorial Theatre, perpétuant ainsi cette idée dans l’esprit du public. Dans le hall d’entrée du théâtre les affiches portent des noms qui ne sont pas étrangers au public de la Comédie-Française : Terry Hands, Farrah, Guy Woolfenden. Des cygnes glissent nonchalamment sur l’Avon, le cou tendu et l’œil avide; sur la berge les saules n’en finissent pas de pleurer. Et puis il y a d’autres noms « exotiques » sur ces affiches : Trevor Nunn, metteur en scène et directeur artistique de la Royal Shakespeare Company (R.S.C. pour les initiés); on lui doit, l’année dernière, une Comédie des erreurs musicale et rétro dans une Grèce de pacotille. Il déclare tristement dans sa barbe: « Après tout, notre choix d’œuvres à monter est restreint. Shakespeare n’a écrit que trente-sept pièces ! » Et comme la Charte Royale fait une obligation à la R.S.C. de jouer Shakespeare dans sa ville natale...

Autre Artiste Associé qui a droit à une mention sous son nom (comme les Comédiens français) : John Barton, ancien professeur de Cambridge, devenu l’un des metteurs en scène les plus connus et critiqués de la compagnie ; il « améliore », dit-on, Shakespeare par des vers de son cru, et les érudits, toujours aux aguets et armés de leurs brochures, n’y voient en général que du feu... A part Farrah, qui travaille presque exclusivement avec Terry Hands, les décorateurs se nomment Chris Dyer, ou John Napier (la Nuit des Rois à l’Odéon...). En 1976 ils ont ensemble transformé complètement l’aspect de la salle et de la scène du R.S.T. en faisant construire deux galeries supplémentaires, surplombant le plateau, ce qui donnait aux spectateurs assis là l’impression de se trouver dans un théâtre élisabéthain, et l’illusion ineffable de faire partie du spectacle : la direction leur faisait d’ailleurs distribuer une petite note leur enjoignant de se tenir tranquilles pour ne pas distraire l’attention des autres spectateurs ! On ne sait pas encore si les deux balcons, construits en bois de récupération, seront utilisés cette année par Terry Hands dans sa mise en scène de Henry VI ou Alan Howard (que les Parisiens connaissent bien pour l’avoir vu dans le Songe d’une nuit d’été de Peter Brook, et l’année dernière dans Henry V à l’Odéon) tiendra trois fois le rôle principal du roi. Qui aura-t-il à ses côtés ? Des vétérans, comme Donald Sinden, Judi Dench, ou Tony Church qui font partie de la R.S.C. depuis des années, ou de jeunes recrues comme Mike Gwilym, Michael Pennington, Francesca Annis (la Lady Macbeth de Polanski) ou Ian McKellen, l’idole de la jeunesse ? Il y aura certainement aussi une actrice plus âgée pour jouer les nourrices et les sorcières, comme en ce moment Marie Kean (la mère de Barry Lyndon, dans le film de Kubrick). D’autres encore, choisis parmi les acteurs les plus doués de leur génération, la plupart ayant déjà derrière eux une carrière importante, et s’étant produits à la télévision et au cinéma. Tous arrivent à Stratford avec l’espoir de se perfectionner dans leur art, grâce aux cours de diction de Cicely Berry, qui leur réapprend surtout à se servir de leur corps et à utiliser au maximum leur voix, et aux leçons de poésie de John Barton, qui dissèque avec eux les Sonnets de Shakespeare et leur en découvre le sens caché. A ce programme déjà chargé viennent s’ajouter les cours de danse d’une ancienne étoile de Covent Garden, Gillian Lynne, responsable aussi de la chorégraphie des spectacles. Avant l’ouverture de la saison, début avril, lorsque les comédiens ont signé leur contrat, les répétitions commencent à Londres, dans un studio proche de Covent Garden, non loin du deuxième foyer de la R.S.C. ; l’Aldwych Theatre, qui pose des problèmes insolubles aux metteurs en scène quand ils doivent adapter des spectacles conçus pour les vastes étendues du plateau de Stratford aux dimensions réduites de cette scène londonienne. Heureusement, la R.S.C. va bientôt déserter l’Aldwych pour sa nouvelle résidence du Barbican, vaste complexe moderne en cours de construction. L’Aldwych permet cependant à la R.S.C. de monter des auteurs contemporains comme Gorky, Wedekind, Genet; là, les comédiens peuvent enfin s’évader de Shakespeare et mettre au service de ces oeuvres modernes leur technique classique. La deuxième étape du travail d’élaboration des spectacles se passe dans le « Conference Hall» du Royal Shakespeare Theatre, dans ce qui reste du théâtre primitif, construit en 1875 et qui brûla en 1926. C’est une immense salle ovale, haute de plafond, qui jouxte les ateliers des perruquiers et des coiffeurs, et d’où s’échappent à toute heure du jour, des cliquetis d’armes, des cris, des chansons, de la musique. De là, le spectacle passe sur le plateau pour les dernières mises au point techniques, et répétitions en costumes (tous fabriques dans les ateliers, en face du théâtre). Lorsque la saison est plus avancée, et qu’il y a plusieurs spectacles en répétition, le « Conference Hall » ne suffit plus et la R.S.C. se sert d’une autre salle, ce qu’on appelle « The Other Place ». Situé à environ deux cents mètres du R.S.T., c’est une sorte de hangar de tôle ondulée, qui servait il y a encore quelques années d’entrepôt pour les costumes. C’est aujourd’hui un studio expérimental qui permet aux membres de la compagnie de présenter un répertoire d’avant-garde, souvent critiqué, toujours stimulant pour l’esprit, ainsi que des oeuvres de Shakespeare, dépouillées, presque sans décors ni costumes, qui parfois sont ensuite montées dans le « Grand Théâtre », et pour lesquelles les gens sont prêts à faire la queue des heures entières, bien que le plus souvent ces spectacles se jouent à bureaux fermés dès la première semaine de représentations. Ce minuscule théâtre, avec ses cent quarante places, son aire de jeu nue et sèche, devait, dans l’esprit de Buzz Goodbody, son animatrice, être consacré à monter Shakespeare pour les lycéens passant leur examen de fin d’études, mais le succès a dépassé toutes les espérances, et « The Other Place » est devenu un théâtre à part entière et un tremplin pour de jeunes metteurs en scène comme Barry Kyle, Howard Davies ou Ron Daniels. Celle dont le dynamisme est à l’origine de ce succès, est morte à vingt-huit ans en 1975; un petit arbuste, dans les jardins du R..S.T., rappelle aux flâneurs son souvenir : elle était la seule femme metteur en scène de la compagnie, et n’a pas été remplacée depuis. « The Other Place » a cependant gardé sa diversité : en été il est un lieu de rencontre, le samedi matin, entre les spectateurs et les membres de la R.S.C., qui prennent part à des débats passionnés sur les différentes mises en scène de la saison. Là se tiennent également des « ateliers » diriges par Cicely Berry ou Barry Kyle, qui dévoilent alors le travail auquel sont soumis les acteurs au cours des répétitions. Le mois d’août n’est pas seulement celui des évanouissement qui déciment les rangs des spectateurs du promenoir du R.S.T., c’est aussi celui qui voit revenir des quatre coins du monde (bien que la France paraisse un coin assez désert...) les membres érudits du Cours d’Eté organisé par l’Université de Birmingham en étroite collaboration avec le Royal Shakespeare Theatre, qui délègue acteurs, metteurs en scène et décorateurs pour parler de leur métier devant un auditoire fasciné, qui depuis bientôt vingt-neuf ans entend les mêmes anecdotes de théâtre; mais il faut bien se détendre après les conférences des « experts ».

Août : Le mois où Joe Cocks, le photographe officiel de la R.S.C. voit son chiffre d’affaires tripler ; le mois où les comédiens qui se dorent au soleil sur la terrasse de la Green Room (leur cantine - salle de repos) sont obligés de remettre sur le droit chemin les pauvres touristes égarés parmi eux, en quête d’une « bonne tasse de thé ». Les comédiens sont traités à la dure dans ce théâtre en forme de caserne : ici point de moquette, d’éclairage discret, d’ambiance feutrée, de réceptionniste au sourire avenant, mais un dédale de corridors déserts où les pas résonnent, où il règne une odeur de poussière, d’humidité, une odeur très spéciale qui vous prend aux narines; été comme hiver, des loges glaciales, encombrées d’énormes porte-manteaux ployant sous le poids des opulents costumes de scène, des loges inconfortables d’où partent à tout moment les bruits confus, retransmis par haut-parleurs, de ce qui se passe sur le plateau. Vers le soir, lorsque les ampoules multicolores s’allument dans les marronniers sur l’esplanade du théâtre, les comédiens se préparent à entrer en scène, sous l’œil vigilant de leur habilleuse - souffre-douleur - confidente, munie du traditionnel petit carnet où sont inscrits tous les changements de costumes à effectuer pendant le spectacle. L’habilleuse - ou l’habilleur – qui n’est pas chargée de l’entretien des costumes est donc employée à mi-temps, et c’est souvent une jeune fille de la région qui désire « se faire un peu d’argent de poche », ou un étranger qui souhaitait travailler dans le théâtre, mais n’a pu entrer dans une « drama-school » pour faire son apprentissage technique. Il y a encore quelques années, on pouvait devenir régisseur en apprenant son métier «sur le tas» dans un théâtre de province, Le tout-puissant syndicat du spectacle « Equity », auquel tous doivent adhérer, s’y oppose désormais et exige une formation professionnelle pour tous les techniciens. Les jeunes enthousiastes et amoureux du théâtre en sont donc réduits à des activités subalternes. Après le spectacle, lorsque les applaudissements se sont tus, le dernier projecteur éteint, la dernière chaussette ramassée et fourrée dans le sac à linge, acteurs, techniciens, habilleuses, personnel du théâtre, distribuent généreusement leurs signatures aux chasseurs d’autographes massés à la «Stage Door» (Entrée des Artistes) et qui n’osent pas affronter le cerbère de service, et se retrouvent de l’autre côté de la rue, à l’hôtel Arden, dont le bar est une annexe de la Green Room, pour prendre un verre et raconter la dernière anecdote ou l’incident de la soirée... les épées qu’on ne retrouve pas dans le désordre des coulisses, les comédiens qui ratent leur entrée, enfin, le quotidien...

Au «Mesdames et Messieurs, on ferme », tous s’en vont en grommelant, car il n’est que vingt-deux heures, et finissent la soirée à quelques mètres de là, au Dirty Duck, ce pub célèbre dans le monde entier et qui reste ouvert « après l’heure » pour les gens du théâtre, avec la bénédiction de la police locale.

L’heure des confidences est venue, de la dépression aussi, parfois : les jeunes comédiens, qui ont déjà fait leurs preuves dans d’autres théâtres, et qui se voyaient déjà Hamlet sur la scène du R.S.T. se retrouvent pour la plupart hallebardiers au cours de la première année (bien que «The Other Place» leur permette de montrer ce dont ils sont capables). Séparés de leur famille (la compagnie ne peut pas toujours loger les conjoints dans les propriétés qu’elle possède dans Stratford), loin de leurs amis, ils se sentent un peu exilés et en butte à l’hostilité des habitants de Stratford, qui voient toujours d’un mauvais œil cette « bande » de jeunes gens bohèmes envahir chaque année leur petite ville prospère (ils oublient qu’elle le serait beaucoup moins sans eux). Cependant, ce moment de découragement passe, tous reconnaissent que « ça fait quand même quelque chose de savoir qu’il est enterre là, à deux pas, dans la petite église au bord de la rivière ». Il est vrai néanmoins que, malgré la réception officielle qui a lieu chaque année à l’Hôtel de Ville en l’honneur de la Royal Shakespeare Company, en présence du maire de Stratford, et où des déclarations de bonne volonté sont échangées de part et d’autre, les rapports entre Stratford et son théâtre restent assez tendus, allant de l’agressivité déclarée de certaines logeuses qui refusent de louer à « ces gens-là », à une indifférence blasée qui frise l’ingratitude. Témoin ce Stratfordien à qui l’on demandait s’il lui arrivait d’aller au Royal Shakespeare et qui répondit : « Oui, chercher du lait! » Nul n’est prophète en son pays.

(1) Angliciste de formation, atteinte d’une vocation tardive pour le théâtre, j’ai eu le coup de foudre pour Stratford et Shakespeare un soir magique d’automne. Plus tard, j’ai failli devenir l’assistante de l’un des metteurs en scène de la R.S.C. Ouvreuse, puis secrétaire, je suis enfin passée de l’autre côté du miroir en accédant à la fonction suprême d’habilleuse ! J. C.


Article publié dans Revue de la Comédie-Française, numéro de mai-juin 1977.

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